Opinion Djihadistes kamikazes : l’agneau du diable

Djihadistes kamikazes : l’agneau du diable

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Lorsque les islamistes qu'on appelle, pour ne choquer personne, des «terroristes», se tuent eux-mêmes, lorsque le sacrifice de leur propre vie est dédié à la haine et à la mort, que peut-on faire contre eux? Ils n'ont pas peur de mourir, ils pensent servir une cause sacrée, leur religion leur promet mille paradis et c'est dans l'allégresse qu'ils se font exploser. On a beau leur faire la guerre au Mali ou en Syrie, déployer nos forces de police et de renseignement sur le territoire français, leur hostilité se situe d'abord dans les esprits et dans les cœurs. Croit-on sérieusement que c'est seulement avec des bombes qu'on pourra en venir à bout?

 

L'urgence, c'est d'abord et avant tout de lutter chez nous contre les multiples lieux d'endoctrinement, mais aussi de réviser nos propres modes de pensée. Or c'est difficile, car nos traditions spirituelles vont à l'inverse des leurs. La plupart des Français de ma génération, celle qui est encore aux affaires, ont été élevés dans la religion chrétienne. Il y avait encore, dans la France des années 1950, pas loin de 90 % de catholiques et ceux qui ne l'étaient pas baignaient malgré tout dans cette culture, ne serait-ce que par la prégnance des fêtes nationales et des cérémonies auxquelles, chrétien ou pas, croyant ou non, on se devait d'assister. Je me souviens qu'à la messe, venait un moment où les fidèles entonnaient en latin le fameux «Agnus dei». Peu d'entre eux en comprenaient les paroles, mais les missels les traduisant et les cours de catéchisme y aidant, on savait à peu près ce que signifiait le premier vers du chant, «Agnus dei qui tollis peccata mundi»: agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. On comprenait que le Christ avait donné sa vie, sacrifié son existence, non pour tuer, mais pour sauver les hommes, pour prendre sur lui leurs péchés.

 

Le sens du sacrifice

 

J'ai quitté très tôt la religion et cessé de croire en la résurrection des corps, mais peu importe. J'en ai gardé, et je crois que tous les laïcs, y compris les athées les plus fervents, ont fait de même, l'idée que le sacrifice de soi ne pouvait avoir de sens qu'au service d'autrui. Je me souviens que mon père, qui avait combattu aux côtés de Malraux en Espagne puis connu les camps nazis avant de s'en évader pour entrer dans la Résistance, nous racontait le soir, autour de la table familiale, l'histoire réelle de ce pilote de la RAF qui avait jeté son avion contre un V1, un missile allemand qui allait frapper une école. Je ne sais si cet homme était ou non croyant, et ça n'a au fond aucune importance. Ce qui est certain, c'est que son suicide n'avait pas d'autre signification que «sotériologique»: il voulait sauver des enfants, il s'agissait d'amour et de salut, pas de haine et de meurtre.

 

Aujourd'hui, nos ennemis visent la France non seulement parce qu'elle intervient en Syrie, mais avant tout parce qu'elle est fille de l'Église et mère de la République laïque et, à ce titre, doublement coupable. Depuis des lustres, avant même nos opérations anti-Daech au Proche-Orient, nous étions, avec Israël et les États-Unis, dans le collimateur des islamistes. Bien entendu, les spécialistes vont souligner les caractéristiques d'une attaque terroriste qui n'a, en effet, aucun équivalent encore dans notre histoire nationale. On notera à juste titre que cet attentat ne visait personne en particulier, qu'il n'aboutissait à aucune négociation, qu'il s'agit d'un acte de guerre totalement asymétrique, attendu qu'une poignée de malfaisants munis de quelques armes archaïques peut aujourd'hui terroriser tout un pays, ébranler le monde de Berlin à Moscou ou New York. On notera encore que la fameuse doctrine du «loup solitaire» ne s'applique plus, que l'assaut fut collectif et concerté, que sa simplicité laisse penser qu'il peut se reproduire à tout moment sans qu'on puisse vraiment l'éviter, sinon par chance – cette chance qui fit, dans le Thalys il y a quelques mois, que la kalachnikov du fanatique s'enraye.

 

Mais on aura tendance à oublier, pour ne pas «stigmatiser», selon la formule désormais consacrée, que cette action était d'abord et avant tout religieuse. Sans un rapport proprement absolutiste au sacré, sans les promesses paradisiaques que font miroiter les religions, fussent-elles de salut terrestre, comme le marxisme, il n'est pas de sacrifice possible, et cela, du reste, s'entend jusque dans les mots. Mais que faire quand le fondamentalisme religieux prêche la mort, quand l'agneau de Dieu devient l'agneau du diable?

 

Quand comprendra-t-on que c'est d'abord dans les têtes que cette guerre s'est installée?

 

_________________________________________________

 

Luc Ferry est philosophe, ancien ministre de l’Education

 

http://premium.lefigaro.fr/vox/societe/2015/11/18/31003-20151118ARTFIG00192-djihadistes-kamikazes-l-agneau-du-diable.php

 

Photo : De nombreux Parisiens ont rendu hommage aux victimes des attaques. – Crédits photo : MIGUEL MEDINA/AFP

 

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Lorsque les islamistes qu'on appelle, pour ne choquer personne, des «terroristes», se tuent eux-mêmes, lorsque le sacrifice de leur propre vie est dédié à la haine et à la mort, que peut-on faire contre eux? Ils n'ont pas peur de mourir, ils pensent servir une cause sacrée, leur religion leur promet mille paradis et c'est dans l'allégresse qu'ils se font exploser. On a beau leur faire la guerre au Mali ou en Syrie, déployer nos forces de police et de renseignement sur le territoire français, leur hostilité se situe d'abord dans les esprits et dans les cœurs. Croit-on sérieusement que c'est seulement avec des bombes qu'on pourra en venir à bout?

 

L'urgence, c'est d'abord et avant tout de lutter chez nous contre les multiples lieux d'endoctrinement, mais aussi de réviser nos propres modes de pensée. Or c'est difficile, car nos traditions spirituelles vont à l'inverse des leurs. La plupart des Français de ma génération, celle qui est encore aux affaires, ont été élevés dans la religion chrétienne. Il y avait encore, dans la France des années 1950, pas loin de 90 % de catholiques et ceux qui ne l'étaient pas baignaient malgré tout dans cette culture, ne serait-ce que par la prégnance des fêtes nationales et des cérémonies auxquelles, chrétien ou pas, croyant ou non, on se devait d'assister. Je me souviens qu'à la messe, venait un moment où les fidèles entonnaient en latin le fameux «Agnus dei». Peu d'entre eux en comprenaient les paroles, mais les missels les traduisant et les cours de catéchisme y aidant, on savait à peu près ce que signifiait le premier vers du chant, «Agnus dei qui tollis peccata mundi»: agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. On comprenait que le Christ avait donné sa vie, sacrifié son existence, non pour tuer, mais pour sauver les hommes, pour prendre sur lui leurs péchés.

 

Le sens du sacrifice

 

J'ai quitté très tôt la religion et cessé de croire en la résurrection des corps, mais peu importe. J'en ai gardé, et je crois que tous les laïcs, y compris les athées les plus fervents, ont fait de même, l'idée que le sacrifice de soi ne pouvait avoir de sens qu'au service d'autrui. Je me souviens que mon père, qui avait combattu aux côtés de Malraux en Espagne puis connu les camps nazis avant de s'en évader pour entrer dans la Résistance, nous racontait le soir, autour de la table familiale, l'histoire réelle de ce pilote de la RAF qui avait jeté son avion contre un V1, un missile allemand qui allait frapper une école. Je ne sais si cet homme était ou non croyant, et ça n'a au fond aucune importance. Ce qui est certain, c'est que son suicide n'avait pas d'autre signification que «sotériologique»: il voulait sauver des enfants, il s'agissait d'amour et de salut, pas de haine et de meurtre.

 

Aujourd'hui, nos ennemis visent la France non seulement parce qu'elle intervient en Syrie, mais avant tout parce qu'elle est fille de l'Église et mère de la République laïque et, à ce titre, doublement coupable. Depuis des lustres, avant même nos opérations anti-Daech au Proche-Orient, nous étions, avec Israël et les États-Unis, dans le collimateur des islamistes. Bien entendu, les spécialistes vont souligner les caractéristiques d'une attaque terroriste qui n'a, en effet, aucun équivalent encore dans notre histoire nationale. On notera à juste titre que cet attentat ne visait personne en particulier, qu'il n'aboutissait à aucune négociation, qu'il s'agit d'un acte de guerre totalement asymétrique, attendu qu'une poignée de malfaisants munis de quelques armes archaïques peut aujourd'hui terroriser tout un pays, ébranler le monde de Berlin à Moscou ou New York. On notera encore que la fameuse doctrine du «loup solitaire» ne s'applique plus, que l'assaut fut collectif et concerté, que sa simplicité laisse penser qu'il peut se reproduire à tout moment sans qu'on puisse vraiment l'éviter, sinon par chance – cette chance qui fit, dans le Thalys il y a quelques mois, que la kalachnikov du fanatique s'enraye.

 

Mais on aura tendance à oublier, pour ne pas «stigmatiser», selon la formule désormais consacrée, que cette action était d'abord et avant tout religieuse. Sans un rapport proprement absolutiste au sacré, sans les promesses paradisiaques que font miroiter les religions, fussent-elles de salut terrestre, comme le marxisme, il n'est pas de sacrifice possible, et cela, du reste, s'entend jusque dans les mots. Mais que faire quand le fondamentalisme religieux prêche la mort, quand l'agneau de Dieu devient l'agneau du diable?

 

Quand comprendra-t-on que c'est d'abord dans les têtes que cette guerre s'est installée?

 

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Luc Ferry est philosophe, ancien ministre de l’Education

 

http://premium.lefigaro.fr/vox/societe/2015/11/18/31003-20151118ARTFIG00192-djihadistes-kamikazes-l-agneau-du-diable.php

 

Photo : De nombreux Parisiens ont rendu hommage aux victimes des attaques. – Crédits photo : MIGUEL MEDINA/AFP