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Depuis fin janvier, dans le Nord-Sinaï, des jihadistes de la branche locale de l’Etat islamique multiplient les exactions contre les chrétiens d’Egypte. Chaque jour, des dizaines de familles se réfugient à Ismaïlia, où elles sont accueillies par l’Eglise, avec les moyens du bord.
Elle est assise sur une chaise au dossier encore recouvert de plastique. Ses cheveux gris sont impeccablement tirés sous un fichu noir. Ses épaules sont recouvertes d’un long châle en laine, noir lui aussi. Magda vient d’arriver à Ismaïlia, après une longue route. Elle est épuisée mais elle se tient droite, le regard perdu, sûrement encore tourné vers El-Arich, chef-lieu du Nord-Sinaï, dans l’extrême nord-est de l’Egypte, sa ville qu’elle vient de quitter en catastrophe.
«Je suis la mère du martyr Wael. Mon fils tenait un petit supermarché en centre-ville. Sa femme et moi, on travaillait avec lui. La semaine dernière, trois hommes avec le visage masqué sont entrés dans sa boutique. Ils lui ont tiré dessus, une balle dans le cœur, l’autre sur le côté et une troisième directement dans la croix qu’il s’était fait tatouer sur la main, comme la plupart des coptes. Ensuite, ils ont jeté sa femme enceinte par terre, ils ont pris une canette et un paquet de chips et ils sont repartis, tranquillement», raconte-t-elle avec lenteur, en pesant chaque mot.
Magda s’arrête soudain de parler, des larmes coulent sur son visage, puis elle ajoute, bouleversée : «Mon fils… C’est lui qui m’apportait mes médicaments, ma nourriture. C’est lui qui me permettait de vivre. Après lui, je n’ai plus personne pour prendre soin de moi, je n’ai plus personne pour presser mon épaule.» A ses côtés, Medhat, son frère, est encore abasourdi : «Ils ont tué le fils de ma sœur et ils ont continué à tuer d’autres chrétiens, l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’on sente que ça allait être notre tour. Alors on s’est rassemblés et on est partis.» L’homme au fin collier de barbe se frotte les mains avec nervosité. Ses épaules s’affaissent et il regarde sa sœur avec tendresse. A El-Arich, il était enseignant.
Barrages militaires
Comme eux, plus de 145 familles coptes se sont réfugiées en quelques jours dans l’église évangélique d’Ismaïlia, une ville située à l’entrée du Sinaï, de l’autre côté du canal de Suez, à une centaine de kilomètres au nord-est du Caire. Toutes fuient les exactions du groupe Province du Sinaï, branche locale de l’Etat islamique (EI), qui a appelé ses partisans à s’en prendre désormais directement aux chrétiens. Implantés depuis 2011 dans le Nord-Sinaï, les jihadistes ont prêté allégeance à l’EI fin 2014. La liste de leurs exactions est déjà longue : des dizaines d’attaques contre les forces de sécurité sur place, mais également plusieurs attaques au Caire, comme celle contre le consulat italien en juillet 2015 ou l’attentat contre l’église copte Saint-Pierre-et-Saint-Paul, qui a fait 29 morts en décembre dernier.
A Ismaïlia, depuis la fin janvier et sa flambée de violences, les familles arrivent au compte-gouttes, en taxi, en bus ou en voiture. Quelques dizaines quotidiennement. Toujours exténuées. La route entre El-Arich et Ismaïlia n’est pas longue, à peine 200 kilomètres, mais elle est jalonnée de barrages militaires, de longues attentes au milieu de nulle part, et finalement d’inquiétude. «Nous avons mis presque une journée, sans savoir si nous allions pouvoir arriver jusqu’ici», explique un vieil homme en kamis. Les traits tirés, il vient de s’asseoir à une grande table. On lui sert un repas qu’il dévore : il n’a pas mangé depuis deux jours. A ses côtés, une petite fille s’endort contre sa mère. Les yeux soulignés de khôl, la jeune femme berce doucement son enfant. Elles sont enfin en sécurité.
De son côté, Nabil s’active comme il peut pour accueillir ces familles. «On a assez de nourriture pour celles qui sont déjà là : de l’huile, des lentilles, des haricots, de la viande en conserve, du thé, du sucre. On a en gros deux jours de réserves. Mais on n’en aura pas assez pour celles qui arrivent encore», s’inquiète-t-il entre les cuisines de l’église et les petites chambres sommaires mises à la disposition de ces nouveaux déplacés. Nabil est diacre. Il court d’un endroit à l’autre, un stylo à la main, lance un mot apaisant à un homme – «Dieu merci, vous êtes là, sain et sauf» -, pose une main sur une épaule, trouve des jouets pour les enfants qui s’ennuient dans la grande cour. «On les reçoit d’abord ici, on leur offre un repas, un toit pour une nuit, on les enregistre et, en lien avec le gouvernement, on les dirige ensuite vers des centres d’hébergement», explique-t-il en tendant une feuille à un homme qui souhaite s’enregistrer.
«Pas d’avenir»
A quelques encablures de là, dans une auberge de jeunesse réquisitionnée par les autorités, des dizaines de familles discutent à l’ombre du jardin planté face au canal de Suez. Adil Choukri est assis sous un arbre. Ce professeur de français à El-Arich est arrivé ce week-end avec sa femme et ses deux enfants en bas âge. «L’EI tue des gens partout, dans les supermarchés, dans les rues, dans nos maisons. Ils nous tuent et ils nous brûlent. Comment continuer à vivre là-bas ? Ça fait quatre ans qu’on subit cette violence qui s’est aggravée depuis une semaine. C’est devenu insupportable. C’est au gouvernement de régler ça, pas à nous», s’énerve-t-il en agitant les bras dans tous les sens.
Au même moment, une jeune femme en long pull blanc s’avance. Elle a quelque chose à dire, malgré la grande fatigue qu’on devine à ses yeux cernés. Une petite croix argentée se balance au bout d’une chaîne accrochée à son cou. Imène Halim a une trentaine d’années. Comme tous les autres, elle a fui El-Arich. «Nous, les chrétiens, on a aucun droit dans le Sinaï. Ça fait des années qu’on est opprimés, qu’on subit des assassinats, des kidnappings, des menaces. Et les autorités ne font rien. Nos enfants ne vont pas à l’école, ils n’ont pas d’avenir. Les islamistes exigent des chauffeurs de bus qu’ils ne prennent plus de chrétiens, ils menacent les pompistes pour qu’ils ne nous servent plus d’essence. Tous ceux qui ont des relations avec nous sont aussi passibles de la peine de mort. Ils distribuent des tracts pour nous séparer du reste de la population. Ce qui était autrefois chez nous est devenu un enfer.» Dans ses mains, un petit sac en toile : c’est tout ce qu’elle est parvenue à emporter avant de partir.
«Malaise profond»
Au loin, on aperçoit les rives du Sinaï, monticules de sable balayés par le vent du désert. On devine la sirène d’un porte-conteneurs qui rejoint l’Europe par le canal, en longeant cette région pauvre qui se vide désormais de ses chrétiens. Une région où les coptes se sont implantés à partir des années 80, quand Israël a rendu ce bout de territoire à l’Egypte, à la suite du traité de paix de 1979 entre les deux pays. On ne sait pas grand-chose du Nord-Sinaï, sous administration militaire depuis que l’armée y a intensifié ses opérations contre les jihadistes en 2013. Sur place, la parole est bâillonnée et la presse n’est pas autorisée à relater autre chose que les communiqués victorieux du ministère de la Défense, sous peine d’être accusée d’intelligence avec l’ennemi. La guerre a déjà fait des centaines de morts dans les rangs des forces de sécurité et de nombreuses victimes parmi les civils, toutes religions confondues.
Pour Victor Salama, professeur à l’université du Caire, cette montée progressive de la violence contre les coptes n’est cependant pas une surprise : «Daech utilise les failles de la société égyptienne pour monter les gens les uns contre les autres. Ce qui se passe dans le Sinaï révèle un malaise profond entre les communautés religieuses qui n’est finalement pas tellement différent de ce qui se passe régulièrement en Haute-Egypte, quand ces communautés s’en prennent les unes aux autres. A chaque fois, ça se termine par un exode des familles coptes.»
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Photo:Le 26 février, à Ismaïlia. Cet Egyptien a fui deux jours plus tôt El-Arich, où les chrétiens sont persécutés. Photo Nariman El-Mofty. AP